vendredi 26 février 2016

3ème week-end de carême : poésie avec Philippe Mac Leod,


Bleu Ciel

Bleu des profondeurs infinies, cœur de l’abîme entrouvert, l'autre monde m'apparaît si proche en ces grands espaces baignés d'une lumière insoutenable...


Comme à l'intérieur du jour son noyau inaccessible... Ou sa pointe extrême, qui ne me laisse aucun repos, si fine, si aigüe qu'elle en devient blessante...

Clair, pur azur - traversé de longs vaisseaux au sillage rectiligne, tandis que des frêles balustrades nous retenons du regard les lambeaux de nuages irradiés...

Et la buse ivre d'air et de bleu, ses ailes déployées comme le volant du derviche autour d'un soleil invisible

son cri sur l'azur nu

point mobile, centre fuyant d'un cercle que tu renonces à fermer...

Vif azur - ardeur, grand large, haute mer plus loin que l'horizon, où les pics s'enfoncent comme des finistères, phares foudroyés, écueils asséchés dans l'altitude bourdonnante...

Noir, incommensurable azur - criblé d'étincelles glacées, plus dur que l'outremer, voici que l'envers du jour ranime les vertiges où des astres roulent sans fin, semant dans l'énormité les lueurs de fulgurantes naissances...

Azur tout en équilibre - qu'on approche en se gardant du moindre geste - sans âge ni visage, sans haut ni bas - à même les yeux, dans le ruissellement d'une seule vague, toute la lumière, toute la profondeur des mondes dans les aubes claires et vastes, qui s'avancent loin dans la nuit comme des mains frémissantes... L'âme s'y glisse, lisse et unie, transparente dans le jour sans bord, un seul et large souffle, que dissimule l'étoffe diaphane de l'espace...

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Ce poème (pages 50 et 51) est extrait du recueil "Puissance et mystère" paru aux éditions "Le Castor Astral" en juin 2010.



Alexis Jenni : hommage aux arbres

À sa manière poétique, le Goncourt 2011 revisite ici l'Homme qui plantait des arbres de Giono, en adaptant l'histoire aux enjeux cruciaux du XXIe siècle.

« J'aurais voulu écrire des livres, mais j'ai surtout planté des arbres. Je ne le regrette pas, quand je vois tout ce qui pousse autour de moi ; et je le regrette peu quand je pense à tout ce que je n'ai pas dit. »

Je parlais aux deux jeunes gens qui étaient venus m'interroger. Ils portaient des vêtements d'extérieur résistant aux ultraviolets, des lunettes étanches, mais ici ils avaient rabattu leur capuche sur leurs épaules, relevé leurs lunettes, découvert leur peau très pâle en ouvrant leur combinaison jusqu'au ventre. Nous étions dehors, mais à l'ombre, nous entendions le bruissement de l'oasis géante, la mer de feuillages, l'énorme poumon vert qui grandissait chaque année en recouvrant les rochers, les collines pelées et les vallons secs.

« C'est moi qui ai planté le premier plant. Dans un trou que j'avais fait dans les cailloutis du désert, d'où s'élevait une poussière blanche au moindre coup de vent.

- Vous ? Ils me détaillaient, se demandant si on pouvait en une seule vie créer une forêt.
- Je suis plus vieux que vous ne le pensez. 103 ans, l'âge de plusieurs générations d'arbres, assez pour que le premier soit bien plus grand que moi, pour qu'il porte maintenant ma maison alors que je l'ai tenu dans ma main, avec ses deux feuilles fragiles, sa tige encore transparente, son chevelu racinaire impalpable et avide d'eau.
- C'est lui ?
- C'est un ombrier. Il a un feuillage épais et des branches qui portent loin. Il fait une grande ombre sous lui, il perd ses feuilles, il garde le sol humide. Dans ce désert de cailloux blancs, je l'ai installé comme une pépinière, les autres sont sortis à l'abri.
- Vous lui avez donné un nom ?
- On ne donne pas de noms aux arbres. Ils sont diffus et changeants, ils gardent vivant tout ce qu'ils ont vécu, ils sont chaque année un peu plus grands. Un nom serait trop peu pour dire ce qu'ils sont. Il faut les voir comme une pensée qui se déploie, un livre qui ne finit jamais de s'écrire. Mais c'est bien lui le premier. »

Une averse fouetta les feuillages avec un bruit de minuscules applaudissements, loin au-dessus de nous. Mais pas une goutte d'eau ne nous parvint, juste le bruit et la fraîcheur d'une vaporisation.

« Si vous aviez vu cette région avant : sèche et nue, la caillasse blanche, le ciel toujours bleu, rien d'autre. Maintenant, il pleut à nouveau, un peu chaque jour. La forêt n'est pas spontanée, au sens où elle viendrait comme ça, de nulle part, n'importe où. Ce qui est favorable à la forêt, c'est la forêt, elle se donne à elle-même de l'ombre et de l'eau, elle se nourrit. C'est circulaire, c'est sans début, et si on l'enlève, c'est définitif. Regardez les steppes du Brésil : 100 ans auparavant, il y avait une forêt. Elle ne revient pas. Mais si on relance le cycle, elle ne demande qu'à s'installer à nouveau. »

Je leur ouvris la petite boîte que je prépare quand on vient m'interroger. Je leur fis voir l'humus, je leur en montrai une poignée. C'était noir et humide, désagrégé, cela sentait fortement le champignon et cela grouillait de façon à peine perceptible.

« Je n'aime pas les pays secs. C'est sinistre, les paysages de cailloux : on dirait des os saillants. Alors ce désert qui entourait Marseille, je l'ai recouvert de chair. Et maintenant, elle s'entretient toute seule, et s'agrandit. »


Je remplis la boîte de brindilles et de feuilles, et la refermai. Passa un groupe de récoltants, qui portaient chacun leur hotte et leur coupeuse à main. Ils récoltaient les fruitiers, les fibriers, les boisiers, les tubiers, les plastiquiers, les nuxiers. La récolte est permanente, échelonnée sur les centaines de kilomètres de la forêt. Il y a des arbres anciens, des améliorés et des tout nouveaux.
« Bilal ! »
Il s'approcha, salua mes hôtes, posa sa hotte à moitié pleine.
« Que puis-je pour toi, vieil homme ?
- Dis leur ce que tu récoltes aujourd'hui. »
Bilal est vraiment grand, et la tête penchée, dans l'ombre à contre-jour, je distingue mal ses expressions. Mais je sais toujours quand il sourit. J'abuse un peu du respect dû aux ancêtres, je reçois assis au pied de mon arbre premier, mais je suis quand même le plus âgé des habitants de la forêt. Il leur montra des noix d'huilier, des fruits lourds et lisses comme des savons, qui laissent des traces grasses sur les mains, exhalent un parfum d'hydrocarbures volatils.
« Ça se mange ? », grimacèrent-ils.
Bilal sourit, il avait l'habitude d'expliquer les fruits à ceux qui arrivaient dans la forêt, chaque jour des centaines de réfugiés urbains qui s'installaient dans l'ombre odorante.
« C'est pour la raffinerie. Nous faisons ce qu'on faisait avec le pétrole, avant qu'on le brûle.
- Montre-leur », dis-je en faisant le signe d'un rectangle avec les doigts.
Il leur montra sa tablette, la carte où était noté chaque arbre de la forêt, chacun identifié, chacun indiquant sa production et son état de maturité. Une ligne indiquait le trajet optimal pour remplir sa hotte et la rapporter à la raffinerie. Chacun avait son trajet. S'il ne finissait pas, il terminerait demain.
« Ce n'est pas un peu... rural ?
- C'est pire, leur répondis-je en souriant. C'est forestier. C'est un bond en arrière de 10 000 ans, ou bien un bond en avant d'un siècle.
- Avec votre forêt, vous pensez nourrir et loger les 5 millions de personnes entassées dans Marseille ?
- Personne ne vivait dans les champs, les garrigues, les pierriers désolés. Tout était nu. Maintenant, nous sommes beaucoup à vivre entre les arbres. Avant, on nourrissait les gens avec ce qui poussait dans des champs, on les vêtait avec ce qui poussait dans d'autres champs, et maintenant nous avons un champ immense à six ou dix étages qui produit tout en continu, sans jamais s'épuiser.
- Le rendement est faible, mais on n'est pas pressé. Il ne nous faut pas grand-chose. Tout le monde est pauvre ici, pauvre de la même façon, mais abrité, nourri et entouré. »
Quand furent écoulées les questions habituelles, j'ouvris à nouveau la boîte. L'humus avait gonflé, les brindilles et les débris avaient disparu, ça bougeait.
« L'humus a doublé de volume, murmurèrent-ils.
- L'humus-monstre grandit jour et nuit. Nous utilisons les processus naturels, en les optimisant un peu. La nature est le grand développeur : en 4 milliards d'années, elle a eu le temps de tout inventer. Mais en disant elle, on se trompe : elle ne fait pas exprès, elle ne pense pas, elle n'est personne. Il y a des inventions oubliées, ou qui ne sont pas au bon endroit, des approximations. Il suffit d'un coup de pouce pour améliorer tout ça. Le végétal n'a presque besoin de rien ; de la lumière, on n'en manque pas, du gaz carbonique, l'air en est plein, et pour l'eau, les mangroviers la pompent dans les calanques. Quant aux minéraux, les bactéries rongent les roches et capturent l'azote de l'air. »
Je fermais la boîte, la leur tendis.
« La forêt va encore grandir, elle peut abriter des millions d'hommes, allez le dire. »

À mon grand âge, je fais le malin sous mon ombrier ; mon rôle est de recevoir les incrédules. »




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> Alexis Jenni, Goncourt 2011 pour l'Art français de la guerre, a été professeur de SVT. Derrière les processus chimiques qui permettent à l'utopique forêt littéraire de pousser dans cette nouvelle, on devine les connaissances pointues de l'agrégé de sciences naturelles... Son dernier roman, la Nuit de Walenhammes, est paru chez Gallimard.



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